jeudi 5 janvier 2023

 


6 janvier 2023

Révolution en salle d'attente

Si l’on m’avait dit, il y a seulement dix ans de ça, que j’aimerais bien mon docteur, celui qui te fait attendre une heure, conférant au passage au mot « patient » une connotation héroïque, je ne l’aurais évidemment pas cru. Mais la vie nous change. Souvent en mal. Moi, j’ai de la chance, c’est en bien… Mais non, c’est une blague. Je n’ai pas les chevilles qui enflent. Enfin si, mais dans le sens premier et physiologique du terme, faute à une bien mauvaise circulation des guibolles. Mais je ne suis pas en visio-consultation et cela ne vous regarde pas. 
Je l’accepte, sans doute l’ai-je déjà écrit, parce que d’une part, je suis à la retraite et n’ai plus strictement que ça à faire que d’attendre la mort dans l’arrière-boutique. De plus, cela me permet d’embarquer un bouquin et c’est le seul moment où j’arrive miraculeusement à enchaîner la lecture simultanée de cinq pages Du côté de chez Swann. Et puis il me fait marrer. Non, je ne parle pas de Proust. Concernant ce que je ressens à la lecture de l’auteur de La Recherche du temps perdu (qui colle parfaitement à la situation) il me viendrait bien un autre verbe, dont je vais ici m’abstenir, même si je n’hésite pas à l’usiter en d’autres circonstances. Vous m’avez compris. Non ? Tant pis, continuons.

Hier avec sa bonne heure de retard et sa mine abattue - dont on cherche toujours les limites entre le côté théâtral figurant l’abattement et la réalité quotidienne accablante d’un médecin de campagne abandonné de tous – le charmant praticien entra donc dans la salle d’attente et pour mieux se faire pardonner, se mit à mimer la malheureuse qu’il venait de secourir avec les pompiers, ouvrant et refermant la bouche compulsivement : « on aurait dit la truite que l’on sort du Bès » ajouta-t-il afin d’être compris de tous et de justifier ce lourd retard, néanmoins habituel. Lorsqu’il sent l’ambiance un peu tendue, il a donc coutume de transformer ses patientes victimes en complices. Ainsi entre-t-il en scène, un brin cabotin, au reste carabin, lorsqu’il s’agit d’introduire le premier patient : « Je viens d’en achever deux, à qui le tour ? » Salut l’artiste !

D’ailleurs je me demande si je ne vais pas simuler la maladie chronique - vous me direz c'est déjà fait presque tous les matins -, histoire de me payer une soirée récréative régulière. J’entends par là une fois par mois, car je ne voudrais pas abuser et imputer ma passion pour les salles d’attente au fonctionnement de la sécu, toujours en difficulté, lui aussi chronique. Car avant que ne surgisse le Phoenix, le druide, le scientifique avisé, la première partie du spectacle vaut aussi le détour. Les chaises sont moins spacieuses qu’au Français ou à Marigny, mais l’improvisation des dialogues mérite mention. Pas comparable à Audiard ou Dabadie, mais très proche de Kaamelott ou des Deschiens - mes préférés. Pas vous ? -

Au départ, ils sont trois. Mes suivants. Le rendez-vous de 17h 15, celui de 17 h 30 et celui de 17 h 45. Et comme ils m’invitent à nourrir le propos, nous sommes vite quatre.

Pov’ docteur, c’est pas une vie tout de même !

Sûr ! va encore finir à pas d'heure ou peut-être plus tard.

Oh oui, même plus ! Un jour, à Saint-Léonard (les lieux ont été volontairement modifiés), j’y avais essayé d’y mener ma femme qui se sentait pas bien. C’était allumé, nous sommes entrés… il me l’a prise. C’était pas loin de neuf heures.

Un long silence admiratif s’instaure, tandis qu’un cinquième personnage masqué vient prendre place.

Vous aviez rendez-vous à quelle heure ?

17 heures.

Elle regarde sa montre et dépitée (enfin j’imagine, parce qu’avec ces masques nous sommes condamnés à imaginer que les gens font volontairement la gueule ou sont naturellement laids), va se vautrer dans une chaise à l’angle de la pièce, où elle  finira par sombrer dans un premier sommeil accompagné de légers piaillements un brin ridicules autant qu’intempestifs.

- Faut dire, y en a plus, des gens comme lui. Veulent plus travailler dans les campagnes. Et s’il s’en trouve un jeune  qui viendrait bien, c’est la femme qui veut rien savoir. Il leur faut la ville…

Paraît qu’il en manquerait même à la ville. Ça pas l’air pourtant tellement plus fatiguant que de rentrer le foin ou de soigner les bêtes.

C’est peut-être les études qui les rebutent. C’est long d’apprendre la médecine...

C’est qu’y en des choses à savoir !

Et puis ils veulent gagner plus. Vingt-cinq euros, ils s’en sortent pas, ils y disent.

Vingt-cinq euros par jour ? – demande-je, histoire de relancer un débat qui tombe dans la routine –. Le paysan d’en-face me fixe interloqué et devine à mon sourire en biais – je suis le seul démasqué de l’assistance – que je le chatouille, mais rétorque sur de légers ergots :

25 euros par consultation ! Certains en font quatre à l’heure. Ça fait 800 euros dans la journée. Nous, c’est le prix d’un veau. On ne fait pas que lui prendre la température et on en vend pas un tous les jours…

- Au fait, il serait pas en grève le nôtre par hasard ?

Qué grêve ? Lui c’est pas des sous qu’il veut. C’est de l’aide. Pour ne pas finir dans le trou avant l’heure. C’est quand même pas possible, ce gouvernement. Il manque du personnel partout. Dans les urgences, ils vous stockent dans les couloirs. Bientôt ils vous donneront un numéro et vous serez tirés au sort….

Et les infirmières. Ma nièce est infirmière à Poitiers.

- Ah merde ! A Poitiers, la pauvre…

Oui, je l’ai eu au téléphone pour la bonne année. Elle s’est mise à pleurer. Elle m’a dit comme ça : « Tonton, j’ai fait quatre gardes de nuit cette semaine, parce que j’ai deux collègues en arrêt. Dans la journée, il y a des travaux dans la rue, je dors pas. Et puis il y a Mia et Maël les petits, qui sont à la maison... » Elle en peut plus, la nièce, elle parle d’abandonner.

Et les médicaments ! Vous avez vu le doliprane, ils le fabriquent en Chine. Et comme ils sont tous malades, ils veulent plus nous en envoyer.

Mais pourquoi qu’on fait pas du doliprane en France ? C’est ben qu’on a tout laissé tomber. Les ordinateurs je dis pas, mais le doliprane...

Un nouveau silence envahit la pièce surchauffée où le septième figurant apparaît, les yeux écarquillés - enfin c’est à supposer car il a les lunettes complètement embrumées par le masque - stupéfait du tableau où les personnages sont aussi nombreux que sur une fresque de David. Et là, intervient la phrase clé. Le rebond attendu, quoique toujours aléatoire.

J’sais pas où on va ? Lance d’un air inspiré, un grand type mieux mis, sans doute dans le commerce.

Mais on y va ! Réplique déterminé, l’un des premiers entrés en discussion.

Et on se demande comment cela va finir ! Il paraît qu’on paie l’électricité quatre fois plus chez qu’en Espagne et au Portugal. Y a de l’argent qui va dans la poche des gros…

Sûr ! C’est comme le gasoil ! Le baril est au plus bas, mais depuis le premier janvier, vous avez vu comme il monte ? C’est affolant. Et le gaz, c’est pareil, 30 % qu’il augmente, on pourra bientôt plus payer tout avec les courses .

Remarquez que c’est la faute au dollar ! Il est plus fort que l’euro alors c’est plus cher forcément, ils l'ont dit aux informations.

-- Oui, c’est comme ces informations. Y a en ben de trop ! On sait plus à quelle chaîne se vouer ! Remarquez, l’hiver quand les vaches sont à l’étable, c’est bien commode de savoir un peu ce qui se passe dans le monde, vu qu’on a le temps.

Ils nous disent pas tout !

Vous croyez ? Pourtant ils en disent beaucoup…

L’un enlève sa casquette en se grattant le haut du crâne avant de dodeliner.

N’empêche que ces docteurs qui manquent, ces prix qui augmentent, ces voitures qui pourront plus rouler et cet hiver qui ne vient pas, ça va finir par mettre le monde  en colère. Si les gens ont faim, on va les retrouver dans la rue. Ça va pas y couper…

Et là je me dis que c’est peut-être le moment de faire passer un message. Du genre : « nous avons tous le devoir de nous mobiliser. Pour le respect du climat et de l’humanité…" Mais au moment où je sens que je peux placer mon couplet sur la décroissance et l'altérité, recruter aussi pour les mouvements prochains, l’un d’eux reprend, sentencieux :

De toute façon, ils valent pas mieux les uns que les autres. On a eu la droite, on a eu la gauche, maintenant y a celui du milieu et tout ce qui les intéresse, c’est nos sous. C’est tout voleur et compagnie…

- Alors ça, c’est certain ! Ce sont tous les mêmes. Ça ne changera jamais !

Le vieux docteur est arrivé, il nous a imité la truite du Bès et tout le monde a rigolé...  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire