mercredi 5 mai 2021







4.- LAMPE AU NÉON, POÊLE À TARTE * - Alors comme ça, vous pensiez que je n'en dirais pas un mot. Que j'allais laisser filer le bicentenaire de la mort de Napoléon sans bouger les petits doigts qui s'agitent tous les soirs, plus ou moins maladroitement, sur le clavier. Un clavier peu tempéré, c'est entre autre ce qui me distingue de Jean-Sébastien Bach, dont je ne désespère pas de saluer le tricentenaire de la disparition. Mais dans quel état ?
Pour l'instant ça va, enfin mieux que Napoléon, le pauvre, où à l'heure où j'évoque sa fin, devait déguster quelque chose dans son plumard tremblant sous le regard goguenard de Sir Lowe Hudson, du côté de Sainte-Hélène.
Donc nous y sommes, c'est le jour J et même Macron à la fois épidémiologiste, philosophe, historien et grand homme, va y aller de son concert de violon en "même temps" majeur. Car s'il est un symbole des contrastes, c'est bien lui, Bonaparte. Donc j'ai appris que Macron lui rendrait hommage, ce qu'il s'est bien gardé de faire pour les 150 ans de la Commune de Paris, un épisode autrement plus humain et socialement méritoire. Mais on sait bien où se situe le président, ami des monarques et des tyrans...
Maintenant je suis embêté. Ben oui parce que l'empereur je lui casserais bien du sucre sur le dos -sans rajouter à sa douleur c'est ce qu'y a de bien ! - mais ce qui m'ennuie pour de bon, c'est que j'ai un copain qui l'aime beaucoup. Et quand je dis qu'il l'aime, bonjour l'euphémisme ! Il en est dingue. C'est un peu comme s'il avait voué une moitié de sa vie, mais aussi de son être, à la mémoire et au culte de Napoléon. Oh ! il ne se prend pas pour l'Empereur, c'est un humble. Un combattant. Un fidèle. S'il avait été contemporain, grognard Vincent aurait sûrement appartenu à la Garde impériale, celle qui au prix de sa vie, alla défier les troupes de Wellington, dans l'ultime assaut du désespoir.
Rien que pour toi, mon Pascal, j'éprouve un grand respect et une certaine admiration pour tant de ténacité, de bravoure et de prestige. Oui, c'est comme ça, je ne suis pas fan de chasse, mais je la défends au nom du cuissot de biche et de la passion de Guy et si je trouve la corrida ridicule, soutenue souvent par des gros cons, je garde en moi la dévotion de mon modèle, Pierre Albaladejo et de l'émotion dont il savait nous ensorceler jusqu'au frisson.
J'ai donc lu dans Libé récemment : " Il disait privilégier la raison au sentiment, l’intelligence aux élans du cœur, l’énergie aux passions et la réalité à l’imagination. " Je ne sais comment vous vous situez par rapport à cette profession de foi (?) elle est aux antipodes de la mienne. Ce qui ne fait pas de Bonaparte un type horrible et de Jaco quelqu'un d'exceptionnel. C'est juste pour formuler à quel point j'ai du mal.
Déjà, c'est un peu pareil avec tous les Corses que j'ai fréquenté et avec lesquels j'avais noué des relations intéressantes et, le croyais-je, intenses. Mais il a suffi que je me moque un peu de leur posture (regard noir comme leur costume), de leurs coutumes, leur accent surjoué par les jeunes générations, leur esprit clanique et pétaradant, pour qu'ils se fâchent. On dit que seule la vérité blesse et là visiblement, on a largement dépassé le stade de la blessure. Bref, susceptibilité mal placée, je me passerai des Corses ! Du reste "le petit caporal" ne les adulait pas non plus, surtout depuis sa brouille définitive avec Paoli.
J'aurais surtout du mal avec un type qui a envoyé plus d'un million de soldats, des partisans certes mais aussi des affamés, voire des "obligés", se faire ouvrir, désintégrer aux baïonnettes et canons, crever de faim ou de froid, parfois même supplicier, comme lors de cette terrible retraite de Russie, par les Cosaques.
Du siège de Toulon, où il remportera sa seule victoire face aux Anglais et obtiendra son grade de Général et un formidable tremplin vers sa brève mais hallucinante carrière, jusqu'à Waterloo en passant par les Pyramides, Wagram, Austerlitz et la retraite de Russie, Napoléon n'aura eu de cesse de batailler afin de constituer un empire européen dont les autres ne voulaient pas. On a souvent relevé son habileté politique, jusqu'au machiavélisme - rappelant les grandes figures notamment contemporaine de De Gaulle, avec lequel il partage le plus gros de l'iconologie de l'Histoire de France, à Mitterrand - mais enfin il fut aussi d'une bien imprudente hardiesse et d'une forme de naïveté pour croire qu'il pourrait faire de Rome, Naples, Barcelone, Amsterdam, Hambourg et j'en passe, des chefs-lieux de départements français. N'était-ce pas prendre l'Italie, l'Espagne, la Hollande, la Prusse, mais aussi l'Autriche, la Pologne et la Russie pour des lâches, des moins que rien ? Quant à croire que le Royaume-Uni pourrait le laisser annexer la totalité de l'Europe, ne fallait-il pas avoir un peu abusé de quelques produits euphorisants ?
Outre le bilan martial, humain (et carbone !) bien peu en sa faveur, faut-il rappeler - mais je sais que non, je sais que rien ne vous échappe de l'histoire du premier Empire - que lorsqu'il réalisa le coup d'État du 18 brumaire ( 9 novembre 1799 pour ceux qui ne maîtriseraient pas le calendrier révolutionnaire), le premier consul s'assit aussi vite sur la plupart des acquis de 1789 et de la première République - comme le fit d'ailleurs le neveu, Napoléon 3, avec celle de 1848 -.
Népotique mais surtout despotique, on peut ajouter à ce bilan bien peu glorieux, la fin de la liberté de la presse, une répression permanente de tout forme d'opposition, le rétablissement de l'esclavage, l'avilissement des femmes et en cherchant bien, on en trouverait encore.
Et à ceux qui me diront : oui mais le code civil, les  cours d'appel  et de cassation, l'arc de triomphe, la bourse de Paris, les canaux de liaisons inter-régions, la légion d'Honneur, la Madeleine, voire la modernité... Oui, mais je m'en fous !
N'empêche qu'il y a des décennies que le personnage m'habite, qu'il me donne à lire et à penser, non pas à rêver ! Si ce n'est parfois d'un vrai beau lyrisme : " L'aigle volera de clochers en clochers jusqu'aux tours de Notre Dame. " Il fit dans le sublime, le gigantisme, le pathétique, le cataclysmique. D'un autre côté les winners me débectent, non tant pas leur réussite que par l'avidité à réussir et souvent la mesquinerie qu'ils y mettent. Je préfère et de loin les losers. Ce n'est pas que je les envie, moi qui n'ai jamais rien eu à perdre ni à gagner, aucun goût pour le jeu quel qu'il soit, mais ils me vont mieux d'autant que s'ils ont perdu c'était peut-être d'avoir été plus loyaux...
Alors Bonaparte, entre ici dans mon cœur, tout près du grognard Vincent... Mais surtout pas d'histoire, hein ! Si tu vois passer un Anglais, tu ne bouges pas. Compris ?

* Ce titre ne veut absolument rien dire, mais il aurait beaucoup plu à mon papa.

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L'EXPIATION


Donc on se résume je n'ai pas de sympathie pour Napoléon Bonaparte mais beaucoup de curiosité, d'émotivité même pour une partie de ce qui s'y rapporte. De tout ce que j'ai lu, parmi tant de belles choses, l'Expiation par Victor Hugo - celui que je vénère - est la plus flamboyante évocation.
Je pense que beaucoup le connaissent - peut-être pas par cœur - mais je vous livre ce quart d'heure de lévitation. 




- I -

Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,

Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant le troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On vit des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs

Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
Ce n'étaient plus des coeurs vivants, des gens de guerre
C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d'ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.

Et chacun se sentant mourir, on était seul.
- Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s'étaient endormis là.
Ô chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,
On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.

Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L’empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.

Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
« Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? »
Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.




- II -




Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
Ô Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain.

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l’offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! – C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,

Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments comme des pans de murs
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux ! moment fatal ! L’homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.
Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces régiments de granit et d’acier
Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. – C’est alors
Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
À de certains moments, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
Sauve qui peut ! – affront ! horreur ! – toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux,
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! – En un clin d’œil,
Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants !

Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; – et dans l’épreuve
Sentant confusément revenir son remords,
Levant les mains au ciel, il dit : « Mes soldats morts,
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait : Non !

- III -

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe.
Il est, au fond des mers que la brume enveloppe,
Un roc hideux, débris des antiques volcans.
Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans,
Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre,
Et, joyeux, s’en alla sur le pic centenaire
Le clouer, excitant par son rire moqueur
Le vautour Angleterre à lui ronger le cœur.

Évanouissement d’une splendeur immense !
Du soleil qui se lève à la nuit qui commence,
Toujours l’isolement, l’abandon, la prison,
Un soldat rouge au seuil, la mer à l’horizon,
Des rochers nus, des bois affreux, l’ennui, l’espace,
Des voiles s’enfuyant comme l’espoir qui passe,
Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents !
Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants,
Adieu, le cheval blanc que César éperonne !
Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne,
Plus de rois prosternés dans l’ombre avec terreur,
Plus de manteau traînant sur eux, plus d’empereur !
Napoléon était retombé Bonaparte.
Comme un romain blessé par la flèche du Parthe,
Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla.
Un caporal anglais lui disait : halte-là !
Son fils aux mains des rois ! sa femme aux bras d’un autre !
Plus vil que le pourceau qui dans l’égout se vautre,
Son sénat qui l’avait adoré l’insultait.
Au bord des mers, à l’heure où la bise se tait,
Sur les escarpements croulant en noirs décombres,
Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres.
Sur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier,
L’œil encore ébloui des batailles d’hier,
Il laissait sa pensée errer à l’aventure.
Grandeur, gloire, ô néant ! calme de la nature !
Les aigles qui passaient ne le connaissaient pas.
Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas
Et l’avaient enfermé dans un cercle inflexible.
Il expirait. La mort de plus en plus visible
Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux
Comme le froid matin d’un jour mystérieux.
Son âme palpitait, déjà presque échappée.
Un jour enfin il mit sur son lit son épée,
Et se coucha près d’elle, et dit : « C’est aujourd’hui »
On jeta le manteau de Marengo sur lui.
Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre,
Se penchaient sur son front, il dit : « Me voici libre !
Je suis vainqueur ! je vois mes aigles accourir ! »
Et, comme il retournait sa tête pour mourir,
Il aperçut, un pied dans la maison déserte,
Hudson Lowe guettant par la porte entrouverte.
Alors, géant broyé sous le talon des rois,
Il cria : « La mesure est comble cette fois !
Seigneur ! c’est maintenant fini ! Dieu que j’implore,
Vous m’avez châtié ! » La voix dit : Pas encore !

- IV -

Ô noirs événements, vous fuyez dans la nuit !
L’empereur mort tomba sur l’empire détruit.
Napoléon alla s’endormir sous le saule.
Et les peuples alors, de l’un à l’autre pôle,
Oubliant le tyran, s’éprirent du héros.
Les poëtes, marquant au front les rois bourreaux,
Consolèrent, pensifs, cette gloire abattue.
À la colonne veuve on rendit sa statue.
Quand on levait les yeux, on le voyait debout
Au-dessus de Paris, serein, dominant tout,
Seul, le jour dans l’azur et la nuit dans les astres.
Panthéons, on grava son nom sur vos pilastres !
On ne regarda plus qu’un seul côté des temps,
On ne se souvint plus que des jours éclatants
Cet homme étrange avait comme enivré l’histoire
La justice à l’œil froid disparut sous sa gloire ;
On ne vit plus qu’Eylau, Ulm, Arcole, Austerlitz ;
Comme dans les tombeaux des romains abolis,
On se mit à fouiller dans ces grandes années
Et vous applaudissiez, nations inclinées,
Chaque fois qu’on tirait de ce sol souverain
Ou le consul de marbre ou l’empereur d’airain !

- V -

Le nom grandit quand l’homme tombe ;
Jamais rien de tel n’avait lui.
Calme, il écoutait dans sa tombe
La terre qui parlait de lui.

La terre disait : « La victoire
A suivi cet homme en tous lieux.
Jamais tu n’as vu, sombre histoire,
Un passant plus prodigieux !

» Gloire au maître qui dort sous l’herbe !
Gloire à ce grand audacieux !
Nous l’avons vu gravir, superbe,
Les premiers échelons des cieux !

» Il envoyait, âme acharnée,
Prenant Moscou, prenant Madrid,
Lutter contre la destinée
Tous les rêves de son esprit.

» À chaque instant, rentrant en lice,
Cet homme aux gigantesques pas
Proposait quelque grand caprice
À Dieu, qui n’y consentait pas.

» Il n’était presque plus un homme.
Il disait, grave et rayonnant,
En regardant fixement Rome
C’est moi qui règne maintenant !

» Il voulait, héros et symbole,
Pontife et roi, phare et volcan,
Faire du Louvre un Capitole
Et de Saint-Cloud un Vatican.

» César, il eût dit à Pompée :
« Sois fier d’être mon lieutenant ! »
On voyait luire son épée
Au fond d’un nuage tonnant.

» Il voulait, dans les frénésies
De ses vastes ambitions,
Faire devant ses fantaisies
Agenouiller les nations,

» Ainsi qu’en une urne profonde,
Mêler races, langues, esprits,
Répandre Paris sur le monde,
Enfermer le monde en Paris !

» Comme Cyrus dans Babylone,
Il voulait sous sa large main
Ne faire du monde qu’un trône
Et qu’un peuple du genre humain,

» Et bâtir, malgré les huées,
Un tel empire sous son nom,
Que Jéhovah dans les nuées
Fût jaloux de Napoléon ! »




- VI -

Enfin, mort triomphant, il vit sa délivrance,
Et l’océan rendit son cercueil à la France.
L’homme, depuis douze ans, sous le dôme doré
Reposait, par l’exil et par la mort sacré.
En paix ! – Quand on passait près du monument sombre,
On se le figurait, couronne au front, dans l’ombre,
Dans son manteau semé d’abeilles d’or, muet,
Couché sous cette voûte où rien ne remuait,
Lui, l’homme qui trouvait la terre trop étroite,
Le sceptre en sa main gauche et l’épée en sa droite,
À ses pieds son grand aigle ouvrant l’œil à demi,
Et l’on disait : C’est là qu’est César endormi !
Laissant dans la clarté marcher l’immense ville,
Il dormait ; il dormait confiant et tranquille.

- VII -

Une nuit, – c’est toujours la nuit dans le tombeau, -
Il s’éveilla. Luisant comme un hideux flambeau,
D’étranges visions emplissaient sa paupière ;
Des rires éclataient sous son plafond de pierre ;
Livide, il se dressa ; la vision grandit ;
Ô terreur ! une voix qu’il reconnut, lui dit :

- Réveille-toi. Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène,
L’exil, les rois geôliers, l’Angleterre hautaine
Sur ton lit accoudée à ton dernier moment,
Sire, cela n’est rien. Voici le châtiment :

La voix alors devint âpre, amère, stridente,
Comme le noir sarcasme et l’ironie ardente ;
C’était le rire amer mordant un demi-dieu.

- Sire ! on t’a retiré de ton Panthéon bleu !
Sire ! on t’a descendu de ta haute colonne !
Regarde. Des brigands, dont l’essaim tourbillonne,
D’affreux bohémiens, des vainqueurs de charnier
Te tiennent dans leurs mains et t’ont fait prisonnier.
À ton orteil d’airain leur patte infâme touche.
Ils t’ont pris. Tu mourus, comme un astre se couche,
Napoléon le Grand, empereur ; tu renais
Bonaparte, écuyer du cirque Beauharnais.
Te voilà dans leurs rangs, on t’a, l’on te harnache.
Ils t’appellent tout haut grand homme, entre eux, ganache.
Ils traînent, sur Paris qui les voit s’étaler,
Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.
Aux passants attroupés devant leur habitacle,
Ils disent, entends-les : – Empire à grand spectacle !
Le pape est engagé dans la troupe ; c’est bien,
Nous avons mieux ; le czar en est mais ce n’est rien,
Le czar n’est qu’un sergent, le pape n’est qu’un bonze
Nous avons avec nous le bonhomme de bronze !
Nous sommes les neveux du grand Napoléon ! -
Et Fould, Magnan, Rouher, Parieu caméléon,
Font rage. Ils vont montrant un sénat d’automates.
Ils ont pris de la paille au fond des casemates
Pour empailler ton aigle, ô vainqueur d’Iéna !
Il est là, mort, gisant, lui qui si haut plana,
Et du champ de bataille il tombe au champ de foire.
Sire, de ton vieux trône ils recousent la moire.
Ayant dévalisé la France au coin d’un bois,
Ils ont à leurs haillons du sang, comme tu vois,
Et dans son bénitier Sibour lave leur linge.
Toi, lion, tu les suis ; leur maître, c’est le singe.
Ton nom leur sert de lit, Napoléon premier.
On voit sur Austerlitz un peu de leur fumier.
Ta gloire est un gros vin dont leur honte se grise.
Cartouche essaie et met ta redingote grise
On quête des liards dans le petit chapeau
Pour tapis sur la table ils ont mis ton drapeau.
À cette table immonde où le grec devient riche,
Avec le paysan on boit, on joue, on triche ;
Tu te mêles, compère, à ce tripot hardi,
Et ta main qui tenait l’étendard de Lodi,
Cette main qui portait la foudre, ô Bonaparte,
Aide à piper les dés et fait sauter la carte.
Ils te forcent à boire avec eux, et Carlier
Pousse amicalement d’un coude familier
Votre majesté, sire, et Piétri dans son antre
Vous tutoie, et Maupas vous tape sur le ventre.
Faussaires, meurtriers, escrocs, forbans, voleurs,
Ils savent qu’ils auront, comme toi, des malheurs
Leur soif en attendant vide la coupe pleine
À ta santé ; Poissy trinque avec Sainte-Hélène.
Regarde ! bals, sabbats, fêtes matin et soir.
La foule au bruit qu’ils font se culbute pour voir ;
Debout sur le tréteau qu’assiège une cohue
Qui rit, bâille, applaudit, tempête, siffle, hue,
Entouré de pasquins agitant leur grelot,
- Commencer par Homère et finir par Callot !
Épopée ! épopée ! oh ! quel dernier chapitre ! -
Entre Troplong paillasse et Chaix-d’Est-Ange pitre,
Devant cette baraque, abject et vil bazar
Où Mandrin mal lavé se déguise en César,
Riant, l’affreux bandit, dans sa moustache épaisse,
Toi, spectre impérial, tu bats la grosse caisse ! -

L’horrible vision s’éteignit. L’empereur,
Désespéré, poussa dans l’ombre un cri d’horreur,
Baissant les yeux, dressant ses mains épouvantées.
Les Victoires de marbre à la porte sculptées,
Fantômes blancs debout hors du sépulcre obscur,
Se faisaient du doigt signe, et, s’appuyant au mur,
Écoutaient le titan pleurer dans les ténèbres.
Et lui, cria : « Démon aux visions funèbres,
Toi qui me suis partout, que jamais je ne vois,
Qui donc es-tu ? – Je suis ton crime », dit la voix.
La tombe alors s’emplit d’une lumière étrange
Semblable à la clarté de Dieu quand il se venge
Pareils aux mots que vit resplendir Balthazar,
Deux mots dans l’ombre écrits flamboyaient sur César ;
Bonaparte, tremblant comme un enfant sans mère,
Leva sa face pâle et lut : – DIX-HUIT BRUMAIRE !




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