Voici un article de Médiapart que je vous propose si vous n'êtes pas abonnés. Hélas sans illustration, ni mise en page. D'ailleurs si vous n'êtes pas abonnés, c'est vraiment indispensable de le faire, si vous n'êtes pas un libéral béat ou un nationaliste irréversible. Racisme : contre la haine ordinaire et l'indifférence qui gagne Ce vendredi 5 mai, Mediapart publie un livre collectif, « La haine ordinaire. Des vies percutées par le racisme », le premier d'une collection que nous lançons avec Le Seuil. Entre récits de victimes et entretiens avec des spécialistes, il donne à voir l'ampleur des dommages humains et de la tâche politique qui nous attend.
Mathilde Mathieu, David Perrotin et Lou Syrah 5 mai 2023 à 13h11 Qui connaît ce chiffre ? En France, plus d'un million de personnes par an sont victimes d'actes racistes, qu'il s'agisse de violences ou d'injures, de menaces ou de discriminations. Chaque mois, 100 000 vies sont visées en raison d'une prétendue race, d'une origine réelle ou supposée, d'une religion affichée ou non. Ce vent mauvais n'a pas été mesuré au doigt mouillé, mais grâce à une vaste enquête de « victimation » menée par l'Insee en partenariat avec la justice et la police nationale, peu suspectes d'exagération. Mais si le racisme fait plus d'un million de victimes, où sont passés les masses de témoignages ? Les récits de vies détruites, entravées, abîmées ? Les visages ?
Dans les grands médias, ces voix sont banalement étouffées : au mieux, leurs histoires indiffèrent ; au pire, elles incommodent ; de plus en plus, elles sont niées et délégitimées, notamment sur les chaînes de Vincent Bolloré. L’animateur Cyril Hanouna peut bien inviter des femmes voilées ou des « gitans » dans son émission, c’est pour mieux jeter leur vécu en pâture et le passer à la moulinette des préjugés les plus crasses, dont l’expression décomplexée est organisée en direct live. À cet égard, la dernière campagne présidentielle a été un désastre. Si la parole des minorités est corsetée depuis longtemps déjà, celle des responsables d’extrême droite n’est jamais apparue aussi débridée devant les caméras, avec retransmission en temps réel de leurs meetings et notabilisation en accéléré sur les plateaux télé. Cet « effet ciseau » a rendu, pendant des mois, la vision des chaînes d’info insupportable à des millions de Français·es, assailli·es via les écrans jusque dans leur café et leur salon. C’est dans ce contexte, en janvier 2022, alors que des sondeurs impressionnés par la poussée du candidat Zemmour se mettaient à le tester au second tour, que Mediapart s’est lancé dans une série de reportages, baptisée « Chroniques de la haine ordinaire ». Pendant que des médias débattaient du « sauvetage » de juifs par Pétain, de la francisation des prénoms jugés trop « africains » ou de la prohibition du foulard sur les trottoirs, nous nous sommes efforcés d’aller à la rencontre de femmes, d’hommes et d’enfants victimes de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie dans leur quotidien, celui des salles de classe et des fêtes de village, des mosquées et des synagogues, des rayons H&M et des open spaces, des vestiaires et des conversations Facebook... Qu’advient-il quand le racisme « d’en haut » rencontre celui « d’en bas » ? Quels dégâts sur les corps, les intimités, les trajectoires ?
Dans le livre que Mediapart publie ce vendredi 5 mai (Seuil), nous avons rassemblé treize récits, parmi les plus frappants recueillis au fil d'un an et demi de travail, qui racontent un empoisonnement quotidien ou un basculement soudain : ils nous emmènent par exemple dans une fête de village qui vire au lynchage de deux jeunes Noirs, juste venus boire une bière ; dans les soirées d'une fanfare étudiante où un musicien devient « le juif » ; dans un magasin où une vendeuse est chassée par une vieille dame qui veut lui arracher son voile ; dans l’album photo d’une artiste franco-mongole qui voulait avoir l’air la plus blanche possible ; dans un « village de justes » qui a jadis sauvé des juifs mais où l’installation d'un entrepreneur prénommé Yassine déclenche les pires rumeurs, et jusqu’à un incendie... Un nombre ridicule de condamnations pénales Pour chaque histoire ou presque, il a fallu convaincre les victimes de nous parler. À quoi bon raconter ? Aucune quasiment n’avait déposé plainte, toutes s’astreignaient au maximum de discrétion par peur des conséquences, sinon des représailles, pour « ne pas mettre de l’huile sur le feu », pour tenter simplement « d’oublier » et pour « passer à autre chose ». Sans doute parce que cette assignation au silence est une seconde violence, elles ont finalement accepté de se confier et de révéler l’étendue de leurs blessures, pas toujours physiques : préjudices financiers, isolement, dépression, chômage, et pour une mère rom accusée à tort de maltraitances, le placement en foyer du bébé qu’elle allaitait. Le racisme, au fond, est toujours un processus de déshumanisation – Éric Zemmour n’a-t-il pas déclaré en février 2023 : « Les robots [c’est] mieux que les étrangers » ? Avec ce livre, il s’agit donc de participer à rendre toute leur dignité aux intéressé·es, si souvent accusé·es de « pleurnicher », d’« étaler leurs souffrances », de « jouer les victimes », en résumé. Il s’agit de répliquer pied à pied, témoignage après témoignage, à tous ceux qui, à l’image de Renaud Camus, théoricien du concept raciste de « grand remplacement », se moquent de la discrimination, « ennemie suprême » de l’époque, « devenue le crime entre les crimes ». Une assertion ridicule au regard des statistiques judiciaires : pas même 1 000 condamnations ont été prononcées en 2021 pour des infractions « à caractère raciste » ou « commises avec la circonstance aggravante de racisme ». Il s’agit, enfin, de répondre à ceux, moins mal intentionnés peut-être, qui voudraient encore cantonner ces violences à la rubrique « faits divers », leur déniant tout caractère systémique.
Pour accompagner ces témoignages, nous donnons la parole dans ce livre, à travers des entretiens inédits, à treize « experts », historien·nes ou sociologues, chercheurs et chercheuses en sciences politiques ou de l'éducation, non pour analyser avec surplomb des « cas » qui leur seraient soumis – il n’y aurait rien de pire que de jouer les entomologistes. Mais pour inscrire ces récits particuliers dans l’histoire longue de l’antisémitisme, de la laïcité, de la colonisation ou de l’esclavage ; pour décrypter la manière dont l’école, l’Intérieur ou la Justice non seulement négligent le traitement des discriminations (se contentant de « l’écume »), mais contribuent dans une certaine mesure à reproduire impensés coloniaux et racisme ; pour pointer des responsabilités politiques et interpeller les gauches. Car la situation est officiellement « alarmante », pour reprendre le diagnostic posé, en juillet 2022, par l’institution chargée de conseiller le gouvernement sur « la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ». Dans son dernier rapport, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), autorité administrative indépendante, constate « l’importance des faits non déclarés et le grand nombre de victimes qui ne portent pas plainte » ; elle relève que « les théories complotistes antisémites se déploient largement sur internet, ravivées par des mois de crise sanitaire » ; elle souligne que des « ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur » sont constamment « pointés du doigt », qu’il s’agisse d’« “étrangers” » prêts à déferler en Europe » ou « par amalgame des Français descendant d’immigrés », tous « accusés d'encourager les fractures nationales et de menacer les fondamentaux de la République ». Une bonne nouvelle s’est en apparence glissée dans son rapport : l’« indice de la tolérance », qui mesure depuis 1990 l'évolution dans l’opinion des préjugés à l’égard des minorités, ne s’effondre pas – la tendance serait même à une légère amélioration. Pour la CNCDH, néanmoins, cette tendance globale ne doit pas occulter le fait que l’expression des préjugés « se renouvelle, se diversifie, voire s’intensifie [dans certains contextes] », à l’antenne « de grands médias » notamment, où ils sont « complaisamment » étalés. Et « cette dynamique médiatique », s’alarme l’institution, « s’alimente de plus en plus fréquemment à la sphère politique ».
En effet, entre le lancement des « Chroniques de la haine ordinaire » sur Mediapart et la sortie de ce livre, la facilité et la rapidité avec lesquelles les idées xénophobes ont pris leurs quartiers et leur aise dans la sphère institutionnelle est impressionnante – et, pour tout dire, glaçante. Non seulement Marine Le Pen a rassemblé 41,45 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle (soit 13,3 millions de bulletins, presque 8 millions de plus que son père en 2002), mais 89 député·es du RN ont fait leur entrée sous les ors du Palais-Bourbon sans qu’aucune digue – ou presque – ne soit dressée par la majorité présidentielle pour éviter qu’ils s’y déploient en « majesté ». Les élus d’extrême droite se sont ainsi emparés de deux vice-présidences de l’Assemblée nationale (grâce aux voix des macronistes), d’un siège à la Cour de justice de la République, de la présidence de « groupes d’amitié » (avec l’Inde, l’Autriche, la Serbie...) et de « groupes d’études » en pagaille – il s’en sera fallu de peu que le parti cofondé par Jean-Marie Le Pen et un ancien Waffen SS ne s’empare de celui sur l'antisémitisme. Et bien sûr, malgré les consignes de discrétion de Marine Le Pen, tout à sa stratégie de « dédiabolisation », ses ouailles ont vite laissé parler leur cœur : lors d’une discussion sur les navires portant secours aux réfugiés en Méditerranée, le député Grégoire de Fournas a invectivé un collègue Insoumis, noir et né en France, en ces termes : « Qu’il retourne en Afrique ! » La défense de l’élu (« Je parlais du bateau... ») a peu convaincu. Tollé immédiat. Exclusion temporaire annoncée avec rodomontades par la présidente macroniste de l'Assemblée. La même, un autre jour, a pourtant infligé un rappel à l'ordre à une élue de sa majorité au motif que celle-ci osait pointer en séance « l’ADN xénophobe » du RN, ce qui constitue la plus incroyable des opérations de blanchiment, menée sous l’œil des caméras par le quatrième personnage de l’État. Les victoires de l’extrême droite Ainsi respectabilisée, Marine Le Pen peut désormais se payer le luxe de laisser à d'autres le soin de débattre du « grand remplacement » et des moyens de le stopper – cette théorie foncièrement raciste qui prétend que les migrants d'Afrique sub-saharienne et du Maghreb seraient sur le point de renverser démographiquement les populations « blanches » et « indigènes », sous la houlette d’une élite complice (comprendre : largement juive). Réservée il y a dix ans aux groupuscules identitaires, cette pensée popularisée par le candidat Zemmour a contaminé jusqu’au nouveau patron des Républicains, Éric Ciotti, qui « parle de remplacement s’il faut parler de remplacement », et aurait voté Zemmour en cas de duel avec Macron au second tour de la présidentielle. L’un des écrivains français les plus vendus dans le monde, Michel Houellebecq, ne serine-t-il pas lui aussi : « Le grand remplacement, ce n’est pas une théorie, c’est une évidence statistique » ? Ainsi, en France, des cibles sont accrochées au dos des Noirs, des « Arabes », des musulmans, des sans-papiers, qu’il s’agisse – avec un degré de violence plus ou moins assumée – de les assimiler ou d’organiser leur « remigration ». Dans d’autres pays, cette idéologie délétère a viré au terrorisme, comme à Christchurch (Nouvelle-Zélande) ou à Buffalo (États-Unis). Mais déjà, la France est arrivée au stade où une campagne de harcèlement organisée par le parti d’Éric Zemmour, des militants RN et des groupuscules fascisants peut contraindre les élus du bourg breton de Callac souhaitant accueillir des réfugiés à reculer, en janvier 2023, sous les menaces de mort et les remugles antisémites. Pour ces extrémistes, c’était « la mère des batailles » qui se jouait, et ils l’ont remportée dans l’indifférence générale, sans que le ministre de l’intérieur ou celui de la justice ne pose le moindre mot sur cette catastrophe – qui en annonce d’autres. « Oser nommer la réalité de la haine », c’est pourtant l’une des priorités revendiquées du « plan interministériel de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations liées à l'origine », présenté en janvier 2023 par la première ministre. Outre que le fond est indigent (pas une ligne sur les contrôles au faciès par exemple), il est une absence qui saute aux yeux : le terme « islamophobie » n’est nullement au programme, cette haine-là ne se « nomme » toujours pas. Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, se contente d’ailleurs du service minimum en cas d’actes anti-musulmans. En 2019, déjà, son prédécesseur n’avait pas jugé bon se rendre à Bayonne après qu’un tireur, qui accusait Macron de « non-assistance à peuple en danger » (les Français), avait tenté d’incendier la mosquée et gravement blessé deux fidèles : Christophe Castaner s’était contenté de condamner des « faits commis à la mosquée » sans évoquer attentat ni acte islamophobe. Un crime ordinaire qui se commet « en réunion » En réalité, si des dizaines de mosquées ont été visées ces deux dernières années (incendies, tags néonazis, etc.), à l’image de celle de Flers où nous emmène ce livre, c’est aussi que l’exécutif a inauguré en 2020 une ère du soupçon permanent avec son offensive « anti-séparatiste » et sa communication stigmatisante. En la matière, Gérald Darmanin n’a plus grand-chose à envier à Marine Le Pen quand il ose, interrogé sur l’islamisme radical, lui reprocher d’être « quasiment dans la mollesse ». Ainsi, de plus en plus en France, le racisme est un crime ordinaire qui se commet « en réunion », sans que les responsables de gauche qui s’autorisent à discutailler des pires sujets sur les télés Bolloré avec les porte-voix de l’extrême droite ne mesurent bien l’ampleur du risque politique qu’ils nous font prendre et du dégoût engendré chez les victimes. Le pire ? Lorsque celles-ci tentent de prendre la parole, de dénoncer leur sort pour mobiliser, elles se retrouvent stigmatisées par une partie toujours plus large du champ politique et intellectuel, délégitimées, accusées de « wokisme » et surtout de « racialisme », dans un « grand renversement » des valeurs impensable il y a trente ans. Le simple fait de dénoncer une « islamophobie d’État » – expression relevant de la liberté d’expression quoi qu’on en pense – est ainsi devenu un motif de dissolution pure et simple d’associations antiracistes. Alors certains récits confiés à ce livre, tout de même, redonnent un peu de couleur à l’espoir, ils ont aussi été choisis pour cela. En l’écrivant, nous avions à l’esprit cette citation de Prévert, inscrite sur une plaque dans une rue de Bayonne, pas très loin de la mosquée attaquée : « Un peu partout, tout le monde s’entretue, c’est pas gai, mais d’autres s’entrevivent, j’irai les retrouver. » Mathilde Mathieu, David Perrotin et Lou Syrah |
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